08 Oct Santé mentale au travail : briser le tabou pour agir
Depuis 1992, le 10 octobre est consacré à la Journée mondiale de la santé mentale. Proclamée grande cause nationale en 2025, la santé mentale reste encore aujourd’hui un sujet tabou, peut-être encore plus dans le monde du travail. Pourtant, nous y passons en moyenne un tiers de notre vie… Impossible alors d’ignorer le rôle central – protecteur ou perturbateur – joué par l’environnement professionnel et les conditions de travail, sur notre équilibre mental. Ainsi, longtemps restée le parent pauvre des politiques de prévention en entreprise, la santé mentale s’impose aujourd’hui comme une priorité stratégique, non seulement pour protéger les individus mais aussi pour garantir une performance durable.
Des mots tus et des maux vécus
Au cours de la dernière décennie, la popularisation du Burn-out a grandement contribué à sensibiliser le grand public aux conséquences de l’intensification de la charge de travail sur la santé mentale… pour le meilleur, et parfois pour le pire. En effet, l’appropriation du terme a, d’un côté, facilité l’expression du vécu des personnes concernées par ce syndrome d’épuisement. D’un autre côté, sa vulgarisation a aussi parfois contribué à en décrédibiliser la gravité, autant qu’à invisibiliser d’autres troubles psychiques, tout aussi graves, liés au travail. Autant de réalités vécues, souvent en silence, faute de légitimité ou de reconnaissance.
Contrairement aux idées reçues, ces troubles ne sont pas forcément précédés de signaux spectaculaires. Ils se développent bien souvent progressivement, à l’abri des regards, couverts par des mécanismes psychiques et des stratégies d’adaptation permettant de « tenir bon ». Une idée largement répandue pousse à croire que « ça n’arrive qu’aux autres », que nous ne sommes pas « fragile », qu’on va pouvoir encaisser, relativiser, « attendre les vacances » … Jusqu’au jour où le repos ne suffit plus.
En France, 13 millions de personnes présentent un trouble psychique chaque année. Plus généralement, 53% des Français déclarent avoir vécu une situation de souffrance psychique au cours des douze derniers mois (source : IFOP, Baromètre de la santé mentale, 2024). Par ailleurs, les Français figurent parmi les plus gros consommateurs de psychotropes au monde (source : Ministère des Solidarités et de la Sante : Synthèse du bilan de la feuille de route – Santé mentale et psychiatrie, 2023). Autrement dit, statistiquement parlant, chaque salarié français travaille avec au moins un collègue concerné par des problématiques de santé mentale, s’il n’en est pas lui-même l’objet.
C’est pourquoi il est fondamental d’en finir avec une conception individualisante de la santé mentale au travail, en s’appuyant sur les leviers organisationnels, pour enfin s’autoriser et apprendre à s’écouter soi-même, mais aussi à être attentif aux autres.
De la responsabilité individuelle à la responsabilité organisationnelle
L’une des principales entraves à la prévention de la santé mentale au travail réside en effet dans la persistance d’une lecture individualisante des difficultés psychiques, les réduisant à une vulnérabilité personnelle.
Cette vision méconnait une réalité pourtant bien documentée. En 2011, le Rapport Gollac répertoriait déjà les études épidémiologiques pointant les liens existant entre l’exposition à des conditions de travail inadaptés (environnement physique, climat relationnelle, modes d’organisation, pratiques managériales…) et la probabilité de développer des troubles psychiques (dépression, anxiété, épuisement…). Aux mêmes causes, les mêmes effets. La santé mentale ne repose donc pas uniquement sur la responsabilité des individus, mais constitue un enjeu collectif, managérial et organisationnel.
C’est dans ce cadre que la Qualité de Vie et des Conditions de Travail (QVCT) joue un rôle central. Non pas comme une série d’actions cosmétiques, mais comme une démarche structurante qui interroge en profondeur les conditions et l’organisation du travail : clarté des rôles, répartition de la charge, modes de management, espace de coopération et d’échange sur le travail, reconnaissance professionnelle, sens au travail, sentiment de justice organisationnelle…
Détecter les signaux faibles : une compétence organisationnelle à développer
Qu’on parle de risques physiques ou de nature psychosociale, la prévention repose toujours sur la création d’un cadre sécurisant. La différence entre les deux se joue sur la localisation du risque. Contrairement aux risques physiques (visibles et extérieurs aux individus), en matière de santé mentale, la menace est maintenue à l’intérieur. C’est pourquoi, le premier levier de prévention consiste à créer les conditions favorables à un climat de confiance, un cadre de sécurité psychologique, où il est possible d’exprimer ses difficultés, de les faire sortir de soi, sans crainte de jugement.
Le Savoir-dire « Je ne vais pas bien » est donc une compétence à développer, qui passe par l’instauration d’espaces formels et réguliers permettant d’aborder la question du vécu professionnel des salariés et, le cas échéant, de traiter ou d’orienter les personnes vers des ressources adaptées. Cela suppose aussi l’adoption de pratiques managériales facilitant l’expression de ce vécu, en les formant à des outils et méthodes.
En effet, souvent démunis face à la souffrance psychique, les managers jouent pourtant un rôle clé dans la détection précoce, l’orientation et le soutien au long-cours des salariés en difficultés. En conséquence, il est primordial que ces derniers soient outillés pour accueillir ces situations, sans exposer leur propre santé mentale.
Au-delà du rôle des managers, la détection des signaux faibles passe par le renforcement de la vigilance collective autour de la santé mentale, en s’appuyant sur le plus fin maillage des organisations : les collaborateurs. Selon l’article L4122-1 du Code du Travail, « il incombe à chaque travailleur de prendre soin […] de sa santé et de sa sécurité ainsi que de celles des autres personnes concernées par ses actes ou ses omissions au travail ». Par extension aux risques physique, cela signifie que la prévention des risques psychologiques est l’affaire de tous. Tant pour celui qui exprime ses difficultés, que pour celui qui veille à ne pas compromettre la santé mentale de son entourage professionnel. Pour cela, il s’agit de sensibiliser l’ensemble des salariés aux notions de « Risques psychosociaux » et à leurs manifestations sur plusieurs registres :
- Physique : fatigue persistante inexpliquée, troubles du sommeil, tensions musculaires, maux de tête récurrents…
- Émotionnel : irritabilité inhabituelle, anxiété diffuse, démotivation progressive, repli émotionnel…
- Comportemental : baisse de performance, erreurs inhabituelles, retards injustifiés, isolement progressif des collectifs de travail…
- Social : évitement des interactions, modification des habitudes sociales…
La santé mentale : un enjeu de QVCT
La santé mentale n’est pas un thème à part des politiques de prévention-santé-sécurité au travail. De ce fait, elle doit être intégrée dans les actions de QVCT à travers
- Des diagnostics réguliers : enquêtes internes, groupes d’expression, espaces d’échange…
- Une analyse systémique des conditions de travail : ateliers participatifs, interrogation des pratiques, organisation des coopérations…
- Des actions collectives : en s’appuyant sur la co-construction de solutions préventives ou correctives (plutôt que sur la réparation et la médicalisation de la souffrance).
Cette approche permet ainsi de sortir d’une logique où le mal-être est considéré comme un échec personnel, pour le repositionner comme un signal organisationnel à prendre en compte.
Performance et santé : en finir avec la conception sacrificielle
La course effrénée vers la performance individuelle, renforcée par la compétition entre les travailleurs, à grand renfort de développement personnel à un coût : celui du chacun pour soi, de la dépréciation, de culpabilisation, de l’isolement, et de la santé. Il est temps de déconstruire l’idée selon laquelle la performance s’obtient dans la douleur. Le travail n’est pas censé rendre malade. Il peut être exigeant, intense, mais il doit rester soutenable.
Les organisations performantes sur le long terme sont précisément celles qui ont compris que la préservation de la santé mentale n’est pas un frein à la performance, mais sa condition de soutenabilité. Prendre soin des individus, des collectifs et de la qualité des relations professionnelles constitue le socle d’une performance qui ne s’épuise pas elle-même.
En conclusion, la santé mentale ne peut plus rester une affaire isolée du monde professionnel. Briser le tabou, c’est permettre à chacun – salarié, manager, dirigeant – de reconnaître les signaux faibles, de pouvoir parler, avec l’assurance d’être écouté et de savoir écouter l’autre, pour agir ensemble. C’est comprendre que derrière un sourire se cache parfois une détresse. Et qu’une politique de prévention, en plus de prévenir la détresse individuelle, peut raviver le sentiment d’appartenance collective et le plaisir du vivre-ensemble.