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Prendre soin de ceux qui prennent soin : (Ré)concilier les enjeux économiques et sociaux du secteur du « Care »

11 Dec Prendre soin de ceux qui prennent soin : (Ré)concilier les enjeux économiques et sociaux du secteur du « Care »

Depuis le 29 octobre 2023, l’Organisation des Nations Unies (ONU) célèbre la « Journée internationale des soins et de l’assistance ». Un jour symbolique dédié à la sensibilisation des gouvernements et des citoyens du monde entier sur les enjeux liés aux activités du « prendre soin » (care). Et pour cause, ce travail souvent réalisé à bas bruit constitue le socle indispensable à la viabilité de nos sociétés et de nos économies. Socle qui pourtant se fissure sous le poids des besoins grandissants des populations et des injonctions financières, avec un impact direct sur la qualité de vie des intervenants – qu’ils soient professionnels ou proches-aidants – autant que sur celle des bénéficiaires… Comment (ré)concilier ces enjeux antagonistes ?

Prendre soin d’autrui : l’affaire des pros… et des autres

Lorsqu’on pense « soins » et/ou « assistance », on se représente en priorité les métiers de la santé (personnels médicaux et paramédicaux). En réalité, les activités du Care renvoient plus largement à l’ensemble des activités de soutien, d’attention et de présence à autrui, en vue de répondre aux besoins vitaux des personnes et/ou de compenser un état de fragilité passager ou permanent. Il peut s’agir d’actions directement portées sur la personne : soins médicaux, soins d’entretien, aide à l’alimentation, soutien psychologique… Il peut aussi s’agir d’actions indirectes telles que l’assistance aux tâches ménagères, au transport, garde d’enfants… Tous ces gestes élémentaires qui passent inaperçus lorsque nous sommes pleinement en capacité de les réaliser nous-mêmes. Médecin, infirmiers, aides-soignants, auxiliaires médicaux, travailleurs sociaux… Au total, le secteur du Care représentent près de 5 millions de professionnels.

Cependant, les actes de soin et d’assistance sont aussi souvent assurées par les proches, que ce soit partiellement ou en totalité. En France, 9,3 millions de personnes (dont 0,5 million de mineurs) portent une aide régulière à un proche en situation de handicap ou de perte d’autonomie (source : Direction de la Recherche et des Etudes, de l’Evaluation et des Statistiques – DRESS, Février 2023). Parmi eux, 61% sont en activité. Autrement dit : 1 actif français sur 5 est aidant.

Beaucoup d’entre eux ignorent encore la qualification juridique d’un « aidant », autant que les Droits prévus à leur égard ; assurant le rôle en toute discrétion, sans qu’il soit connu de leur entourage professionnel.

Evidemment, agir pour l’amélioration de la Qualité de Vie et des Conditions de Travail des acteurs du soins et de l’assistance passe évidemment par le déploiement de mesures à destination des professionnels de santé ; c’est là une priorité.

Cependant, les entreprises en dehors du secteur du Care ont aussi un rôle à jouer, à travers la définition et la promotion de leurs engagements en faveur des salariés-aidants (aménagement du temps de travail, congés proche-aidant, services…), notamment en vue de :

  • Faciliter le maintien dans l’emploi, la continuité des carrières
  • Faciliter l’aménagement du temps de travail et l’articulation vie professionnelle / vie privée
  • Informer et sensibiliser les salariés sur leurs droits liés au statut de proche-aidant ; notamment concernant les modalités de recours à « l’Allocation Journalière du Proche Aidant » (AJPA) ou à « l’Allocation Journalière de Présence Parentale » (AJPP), respectivement instaurées en 2000 et 2006.

Prendre soin de ceux qui prennent soin : un enjeu santé publique

Qu’il soit prodigué par des professionnels ou des proches-aidants, l’activité de soin et d’assistance a un coût sur le plan de la santé de celles et ceux qui le réalisent. Selon une consultation nationale menée en 2023 par le ministère de la Santé et de la Prévention :

  • 63 % des professionnels de santé estiment que leur état de santé n’est pas bon
  • 71 % évaluent leur niveau de stress lié à l’activité professionnelle à plus de 6/10
  • 77 % estiment ne pas dormir suffisamment

Le constat est similaire chez les proches aidants (DRESS, ibid) :

  • 33 % des aidants estiment que leur état de santé n’est pas bon (contre 26% de la population)

Or, bien souvent, les acteurs du soin et de l’assistance ont tendance à faire passer en priorité la santé des personnes qu’ils accompagnent. Sur le long-terme, ce dévouement volontaire ou contraint par des impératifs organisationnels et/ou économiques se traduit par un risque accru de stress et d’épuisement, fragilisant un véritable château de carte.

En effet, l’équilibre précaire du système de soins et d’assistance tel qu’il existe aujourd’hui tient en grande partie grâce à l’interdépendance des acteurs professionnels et non-professionnels pour répondre quantitativement et qualitativement aux besoins des bénéficiaires. Dans les prochaines années, l’évolution démographique et le vieillissement de la population accentueront encore la pression sur un secteur qui peine à recruter, face à des conditions de travail contraignantes (exposition à la souffrance, horaires décalés, intensité des rythmes de travail…) et des facteurs d’attractivité assez faibles (contrats précaires, rémunération, avantages sociaux, mutuelle…).

Un système sans professionnels, dépourvu de sa première base, mettrait en péril l’accès aux soins et l’assistance pour tous. Un système sans relais de proximité-aidants aboutirait à la saturation des structures de soins et d’assistance, asphyxiant les professionnels sous une charge de travail incommensurable.

Là encore, la prise en compte et la prévention des risques directs et indirects induits par les activités de soins et d’assistance est une priorité pour les organisations évoluant dans le secteur du Care, mais aussi pour toutes les entreprises en général. La mise en œuvre d’une démarche d’amélioration de la Qualité de Vie et des Conditions de Travail permet notamment :

  • d’évaluer le stress perçu (qu’il soit d’origine professionnelle ou non)
  • d’apprécier la charge de travail perçue et ses voies de régulation individuelle et collective
  • d’examiner l’impact de la vie professionnelle sur la sphère privée
  • de mettre en place des espaces d’expression et de résolution des problématiques de travail (groupes de travail, entretiens individuels QVCT…)

Sur la base de ces éléments structurants, les institutions de soins comme les entreprises s’offrent des inputs précieux non seulement pour orienter leur politique de prévention-santé-sécurité, mais aussi pour améliorer leurs programmes sociaux (avantages, conciergerie, dispositifs facilitant l’accès aux soins médicaux, assistance psychologique…).

L’enjeu caché de l’égalité professionnelle

A travers l’enjeu de « prendre de soin de ceux qui prennent soin », se pose aussi la question de l’égalité entre les femmes et les hommes. Selon un rapport conjoint de l’Organisation internationale du Travail (OIT) et de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) publié en juillet 2022, les femmes représentent 67% du personnel du secteur du Care au niveau mondial. En France, selon l’INSEE (2022), les femmes représentent 84% des personnels de santé et d’aide à la personne.

En ce qui concerne les activités d’aidants ou assimilés, partout dans le monde, les femmes réalisent la majorité (en moyenne 76%) des actions de soins et d’assistance (source : Organisation Internationale du Travail, 2019). En France, les femmes représentent 56% des aidants, alors qu’elles comptent pour 52% de la population.

En somme, que ce soit pour des motifs professionnels ou privés, les femmes sont davantage confrontées aux contraintes spécifiques induites par les activités de soins et d’assistance, avec des retentissements sur leur carrière, leur reconnaissance financière, et leur santé.

La mise en œuvre d’une démarche QVCT doit aussi répondre à cet enjeu d’Egalité, notamment à travers :

  • l’analyse des données sexués (effectifs H/F, effectifs par statut, horaires de travail, suivi des formations, évolution des trajectoires professionnelles, salaires, absentéisme, accidents du travail, maladies professionnelles…) ;
  • l’intégration d’une évaluation différenciée des expositions aux facteurs de risques professionnels (dont les risques psychosociaux) dans le Document Unique d’Evaluation des Risques Professionnels (DUERP) ;
  • l’ajustement des dispositifs de prévention selon les besoins différenciés femmes / hommes (EPI, aménagements organisationnels…) ;
  • la prise en compte des problématiques de santé et des affections prédominantes en fonction des sexes (ménopause, andropose, endométriose, cycles, grossesse, dysménorrhée, cancer de la prosptate, …).

Des recommandations applicables à toutes les organisations, puisqu’elles sont exigées par la loi (cf. Article 1141-1 à 1146-3 du CT ; Article L. 4121-3 du CT).

Pour ce faire, l’Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail (ANACT) a publié un guide d’évaluation différenciée en 5 étapes, ainsi que des fiches pratiques pour mieux identifier les écarts possibles entre les situations de travail des femmes et des hommes (https://www.anact.fr/duerp-evaluation-differenciee-risques-femmes-hommes).

Prendre soin de ceux qui prennent soin… Un coût ou un investissement ?

Dans un contexte marqué par le vieillissement de la population, l’augmentation des besoins d’aide et les tensions sur les effectifs, les acteurs du soin et de l’assistance se retrouvent au cœur des enjeux sociaux, économiques et sanitaires de demain. Comment imaginer une société sans médecin, sans infirmier, sans éducateur, sans garde d’enfant… Sans ces acteurs, c’est toute la stabilité des organisations et de l’économie qui est en jeu : parce qu’il faudra toujours quelqu’un pour soigner les malades, assister les personnes dépendantes, s’occuper des enfants… Ce sont les organisations qui paieront le prix des absences, des retards, du stress, du turnover, de la perte de compétences, de la précarisation des situations de travail, de la raréfaction de certains profils et des inégalités professionnelles induits par le manque de relais de soin et d’assistance.

Or, ces besoins de relais (garde d’enfants, soins aux personnes âgées…) augmentent dans toutes les régions du monde. L’économie du soin et de l’assistance est donc en pleine croissance, et susceptible de créer un grand nombre d’emplois. A l’évidence, investir dans les services de soins et d’assistance est donc non seulement une nécessité économique, mais aussi un impératif sociétal, pour une société équitable, viable et vivable.

Sur le plan économique, plusieurs études ont montré que l’investissement dans la prévention et l’amélioration des conditions de travail était positivement corrélé à la performance économique et financière des entreprises. A l’inverse, des conditions de travail défavorables (insécurité socio-économique, manque de reconnaissance…) sont négativement corrélées à la performance économique des entreprises (voir le document d’études de la DARES, 2020 – pour une revue).

Chiffre à l’appui, la DARES estime que l’investissement dans la prévention et l’amélioration des conditions de travail est associé à :

  • Une meilleure productivité: + 23 %
  • Une augmentation de la rentabilité d’exploitation: + 15 %
  • Une hausse du taux de marge: + 10 %
  • Une optimisation de la rentabilité financière: + 8 %

Sur le plan humain, cet investissement se traduit également par une diminution de l’absentéisme, des accidents du travail et maladies professionnelles, ainsi que du taux de turnover. Plus spécifiquement, dans le domaine du soin et de l’assistance aux personnes, les travaux du Professeur Philippe Colombat souligne les impacts positifs des démarches participatives d’amélioration de la Qualité de Vie et des Conditions de Travail :

Non seulement sur :

  • la santé des personnels
  • la satisfaction professionnelle
  • et la qualité des relations au travail

Mais aussi sur :

  • la qualité des soins
  • la satisfaction des patients
  • la morbidité et la mortalité des personnes soignées

En conclusion, prendre soin de ceux qui prennent soin, ce n’est pas seulement l’affaire des professionnels de santé à eux-seuls, ni des syndicats professionnels ou des organismes gouvernementaux et non-gouvernementaux. Ce n’est pas non plus une réponse purement sanitaire, déconnectée des grands enjeux sociétaux contemporains. Ce n’est pas, enfin, un coût à fond perdu pour les organisations et les systèmes économiques.

Prendre soin de ceux qui prennent soin, c’est replacer la santé des citoyens au cœur du pacte social, en mobilisant l’ensemble des acteurs qui en bénéficient en même temps qu’ils y contribuent : organisations, employeurs, salariés, professionnels et non-professionnels du soin et de l’assistance. C’est (re)penser les interdépendances des secteurs d’activités et des sphères de vie. C’est adapter le travail à l’Homme pour conjuguer bien-être et performance durable.